A propos du bonheur

Qu’est ce qu’être heureux ? Comment être heureux ? Le bonheur, interrogé depuis des siècles, n’en finit pas de passionner : une des questions du bac (section scientifique) de philosophie de cette année ne se posait-elle pas en ses termes : « Dépend-il de nous d’être heureux ? »

Bien des gens considèrent que le bonheur est une notion très abstraite, presque futile. On cherche à le remplacer par des choses plus accessibles : le plaisir, la tranquillité, l’épanouissement, la satisfaction, le bien-être, la réussite, éventuellement la joie. Mais de bonheur, point. Trop compliqué, trop lointain, trop inaccessible, le bonheur. On est content, on prend son pied, on est posé et reposé, mais combien de prétentieux osent se dire heureux, vraiment et pleinement heureux ?

Pourtant, nous avons tous été un jour malheureux, et pour certains, vraiment et profondément malheureux, parfois pendant de longues années. Si donc existe le malheur existe nécessairement son opposé, le bonheur. La question se pose donc : qu’est ce que le bonheur, et comment l’atteindre ?

1. Qu’est ce que le bonheur ?
2. Comment être heureux ?
└ Un bonheur collectif: communisme et capitalisme
└ Le bonheur des philosophes grecs : la connaissance et la vertu
└ Le bonheur chez les bouddhistes: la quête d’un absolu
└ Islam et judaïsme: la piété et la grâce
└ Le bonheur chrétien: entre immanence et transcendance
└ Montaigne, Comte-Sponville: le bonheur relatif des philosophes athées
└ Philosophies chinoises: le bonheur en mouvement
└ Les nihilistes: le bonheur n’existe pas!
3. Pour vivre heureux…

Qu’est ce que le bonheur ?

Étymologiquement, bonheur vient du latin bonum augurium (bon augure), qui désigne la bonne fortune, la chance. Avant de devenir « bonheur », bonum augurium a donné bonne heur, qu’on retrouve dans l’expression avoir l’heur de, c’est-à-dire avoir la chance de. Comme souvent avec les notions complexes, il est plus facile de commencer par (essayer de) dire ce qu’il n’est pas. Le bonheur est un état qui dure dans le temps : il se caractérise d’abord par le fait d’être durable. Le bonheur, donc, ne saurait être confondu avec la joie ou le plaisir.

Le plaisir, ressenti passager par essence, n’est pas un état mais une expérience, qui accompagne nécessairement un acte (fumer, manger, faire l’amour…), lié à un instant T et provenant toujours de l’extérieur. Plus précisément, le plaisir relève de l’avoir là où le bonheur relève de l’être. La joie est également de l’ordre du passager, de l’éphémère : elle n’est pas le bonheur, elle est l’expression extérieure de ce bonheur. On peut être heureux sans être joyeux (même si le bonheur entraîne souvent la joie). Dans certains cas (mort d’un proche pour un croyant, par exemple), il est certainement possible d’être à la fois heureux et triste.

Le bonheur est encore moins la gaité, émotion entretenue, toujours éphémère et proche de l’excitation, qui peut parfaitement survenir au cœur de grands malheurs (on peut être gai de l’euphorie générale lors d’un repas, par exemple, sans parvenir à effacer une profonde déprime intérieure).

En définissant le bonheur par ce qu’il n’est pas et en l’opposant aux notions de joie, de plaisir et de gaité, on peut établir une première « définition » du bonheur : le bonheur est un état stable et durable de plénitude et de satisfaction intérieure, état « agréable et équilibré de l’esprit et du corps, d’où la souffrance, l’inquiétude et le trouble sont absents », définit Wikipédia. C’est l’ataraxie des philosophes grecs, littéralement : « l’absence de troubles ».

Mais cette définition n’est pas vraiment satisfaisante. D’abord, elle est définie négativement : le bonheur est considéré comme « absence de troubles »,  et il suffirait de n’en pas avoir pour l’être (à l’inverse, la présence de troubles conduirait au malheur). C’est une définition finalement assez pauvre, restrictive, comme le disait Alexandre Jollien:

La modernité véhicule une idée du bonheur qu’on identifie platement à l’hédonisme ou au bien-être… C’est une définition très pauvre, négative et assez fade, qui résume le bonheur à l’absence de tristesse, à la négation de tout ce qui contrarie le plaisir.

Au fond, dans cette définition, le bonheur est identifié au bien-être : être heureux reviendrait à se sentir bien, à ne pas connaître de troubles, c’est-à-dire en fait à remplir un certain nombre de critères « objectifs »: être en bonne santé, manger à sa faim, avoir des amis, une sexualité active,…

Pourtant, le monde nous montre que bien des personnes ont témoigné d’un bonheur profond alors que la souffrance, l’inquiétude et le trouble étaient loin d’être absents de leur vie. Leur existence contredit l’idée d’une bonheur assimilé au bien-être.

Nos contemporains cherchent frénétiquement à se constituer un monde où chacun se procure son bien-être, prônant l’idéologie du progrès qui fera reculer toute épreuve, tout bousculement, toute contrariété. Et nous nous retrouvons avec un monde déçu, marqué par la défiance et où le mal-être semble paradoxalement régner en maître face à l’impuissance à concrétiser ses vains rêves. Alain Dumont

Le philosophe Fabrice Hadjadj l’écrit dans Réussir sa mort (2010) : « On voudrait un monde où ne pas souffrir, ne plus pleurer ses défunts, ne pas faire la guerre, prier sans ennui, aimer sans croix, et en même temps on s’aperçoit que la souffrance recèle un mystère, que les larmes sont belles, que la guerre peut être juste et héroïque, que la prière est joie, que la croix est vie ». Ce sont ces bénévoles qui donnent d’eux-mêmes pour soulager la souffrance des autres, et qui reçoivent plus de joie qu’ils ne donnent de temps; ce sont ces grands malades qui témoignent malgré tout d’une espérance et d’une grande paix intérieure ; ce sont ces moines et ces ermites qui renoncent à tout, à commencer par une large part de leur bien-être, pour un bonheur plus grand. N’est-ce pas nous tous, à chaque fois que nous donnons quelque chose à quelqu’un ? Le plus petit des dons n’est-il pas déjà un renoncement à une part de notre bien-être matériel pour un bonheur qui nous dépasse ? Le moindre engagement n’est-il pas fait de souffrance, d’inquiétude et de troubles ? Le Père Damien renonça à presque tout son bien-être pour soigner les lépreux. Il en mourut mais écrivait encore, 15 jours avant sa mort: « « Je suis toujours heureux et content, et quoique bien malade, je ne désire que l’accomplissement de la sainte volonté du bon Dieu… ». Maximilien Kolbe donna sa vie pour prendre la place d’un père de famille condamné à mourir de faim par les nazis. L’a-t-il fait parce qu’il était malheureux ?

On ne peut certes pas affirmer que le bien-être n’est pas important dans le bonheur, ce qui serait une absurdité, car nous cherchons tous à vivre bien. Mais de nombreux exemples (même sans aller nécessairement chercher les plus extrêmes, que je viens de mentionner) montrent que le bien-être n’est pas le bonheur, n’est pas tout dans le bonheur.

Aussi, une vraie définition du bonheur devrait se garder d’être trop extensive de peur de déjà défendre une certaine conception de celui-ci. Je vais essayer d’être minimaliste : le bonheur est un état stable et durable de plénitude intérieure, où règne la confiance.

J’ai retiré de la définition précédente le mot « satisfaction », car le bonheur n’implique pas nécessairement que nous soyons pleinement satisfait de notre condition : si c’était vrai, bien peu seraient heureux, car l’Homme est un éternel insatisfait. Nous pouvons donc être insatisfaits, c’est-à-dire pas complètement (ce qui peut aller jusqu’à « pas du tout ») satisfait de notre situation, et chercher à l’améliorer, tout en étant pleinement et légitimement heureux, malgré elle. On n’est jamais satisfait de rater un examen ou de se faire cambrioler son appartement. On peut même en être très triste. Mais on ne sombre pas pour autant dans la dépression et le malheur.

Je retire de même le mot « agréable » qui sous-entend que le bonheur implique l’agréable, littéralement ce qui nous agréé, ce qui nous accommode et nous fait plaisir, comme si on ne pouvait être heureux dans le désagréable. Pourtant, si je fais la vaisselle pour faire plaisir à ma femme, je suis heureux de lui rendre ce service et de son sourire, cela participe à mon bonheur, et je ne trouve pas la vaisselle agréable pour autant. Je mets enfin de côté le mot « équilibré », sur lequel je reviendrais.

En revanche, je remplace dans ma définition la partie qui nous parlait d’absence de troubles et d’inquiétudes par le mot « confiance », pour, non seulement passer d’une définition négative (« absence de ») à une définition positive (« confiance en »), mais encore pour insister sur un aspect fondamental du bonheur : la confiance dans l’avenir, c’est-à-dire le sentiment que, en dépit des évènements futurs qui sont aussi imprévisibles qu’ils peuvent être malheureux, en dépit de ce qu’on ne maîtrise pas, en dépit, finalement, de l’incertain, on croit qu’on parviendra à maintenir cette confiance et se trouver encore heureux plus tard. La conséquence est un sentiment de paix, de plénitude: on se réjouit du présent sans souhaiter ni ralentir ni accélérer le temps, en le vivant simplement dans la confiance, malgré les turpitudes qui peuvent donner à cette même confiance une apparence de folie voire de scandale.

Comment être heureux ?

Passée la difficile tentative de définir le bonheur, on peut se demander comment les sagesses et les philosophies humaines nous le proposent. On pourrait diviser la recherche du bonheur en deux grands systèmes de pensée qui se côtoient : d’un côté, le bonheur est proposé à l’humanité de manière collective. De l’autre, le bonheur est une quête personnelle.

Pour le premier cas, on connaît le nom des deux grandes idéologies qui s’affrontent (ou plutôt s’affrontèrent) pour proposer un bonheur collectif à l’humanité. Le communisme a longtemps garanti le bonheur collectif par la prise du pouvoir des peuples, promis à l’avènement de l’égalité parfaite. Son échec partout dans le monde (en migrant systématiquement, soit vers une dictature bureaucratique, soit vers une démocratie libérale) le disqualifie comme voie d’accès au bonheur.

Dans une société désormais capitaliste où domine la consommation de masse, le bonheur est sous-entendu dans l’avoir et la richesse matérielle que l’on acquiert grâce aux efforts de la réussite professionnelle.

Le bonheur, fils du confort? S’il est bien évidemment plus facile d’être heureux quand on a son frigo bien rempli, un endroit où dormir et suffisamment d’argent pour s’assurer quelques loisirs, il apparaît vite très limité de considérer le matériel (au sens vulgaire) comme voie d’accès au bonheur. Il va donc de soi que la consommation et l’accès à un certain nombre de biens matériels sont très importants dans la poursuite du bonheur. Mais ils n’en sont ni la totalité, ni la fin.

On pourrait le dire comme ça : tant que le confort n’est pas atteint (autrement dit, tant qu’on manque de tout), on peut légitimement viser celui-ci comme une fin. Mais dès qu’il est atteint (quand l’essentiel est satisfait), il montre vite son caractère de moyen, son essence accessoire. Hadjadj, encore : « La santé, le confort, ne sont pas des fins ultimes. Tant qu’on ne les connaît pas, on peut les poursuivre comme un idéal. Une fois qu’on les possède, ils manifestent leur caractère de moyens : on se retrouve avec une vie frétillante, qui ne peut plus tenir sur le sofa, cherche une issue dans un labeur pénible et exaltant. Si on ne trouve pas cette issue, le désœuvrement nous accable, l’ennui nous dévore, et l’on peut finir par se pendre au très beau lustre du living-room, juste après que le docteur a dit qu’on avait une excellente tension ».

Ce bonheur capitaliste nous assure que pour être heureux, il nous faudrait d’abord avoir, pour ensuite faire, et enfin être (éventuellement). C’est prendre les choses dans le mauvais sens : ne faut-il pas plutôt être d’abord, pour pouvoir faire, et enfin avoir ?

Reste donc les voies d’accès individuelles au bonheur. On peut, à ce stade, distinguer deux grandes conceptions du bonheur. D’un côté, il est envisagé comme un état absolu et définitif : le bonheur est un « palier », un « stade », que l’on peut atteindre. On parle de conception finaliste du bonheur. Le bonheur est un but, une fin, un absolu, aux contours découvrables, au moins partiellement connaissables.

Un principe rejeté par l’autre conception du bonheur qui estime que ce dernier n’est ni absolu ni définitif : changeant, relatif, il relève moins d’un palier à atteindre que d’un « souffle continu », moins de la fin que du chemin, il est quelque chose qu’on ne peut pas connaître vraiment, qu’on ne peut que vivre sans le chercher.

De la première conception, on peut retenir les noms de grands philosophes grecs (Socrate, Platon, Aristote, Épictète, Épicure) mais également de penseurs contemporains (Spinoza notamment) et de la majorité des théologiens et philosophes croyants (Pascal étant l’un des plus connus). La deuxième conception est marquée des noms de Montaigne, de Kant, de Nietzsche, et de la plupart des philosophes athées : on peut citer aujourd’hui les noms de Michel Onfray ou d’André Comte-Sponville. Les philosophies chinoises s’inscrivent également dans ce dernier schéma de pensée.

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Dès l’Antiquité, la question du bonheur se pose. L’un des premiers à y travailler est Socrate.

Pour Socrate, le bonheur est indissociable de la morale, et plus précisément de la justice : aucun bonheur ne peut exister sans une conduite de vie juste, droite et mesurée. Le vrai bonheur, pour Socrate, réside dans la connaissance. En effet, si nous ne faisons que suivre nos désirs, nous n’agissons pas selon le bien mais selon ce qui nous paraît bien.

Or, ce qui nous paraît bien peut souvent être mauvais, pour nous ou pour les autres. Il peut ainsi paraître « bien » à un tyran d’exiler quelqu’un de la Cité pour s’emparer de ses biens, à un faux témoin de travestir la vérité contre une somme d’argent ; nous n’agirions pas ainsi si nous savions réellement ce qui est bien. C’est donc toujours par ignorance que nous agissons mal. Socrate est l’un des plus grands représentants de l’intellectualisme : la vie heureuse s’acquiert par l’acquisition du savoir en tant que guide pour agir bien. C’est le fameux « connais-toi toi-même », inscrit au fronton du Temple d’Apollon à Delphes.

« Puisque nous aspirons tous à être heureux, puisqu’il nous est apparu qu’on le devient en se servant des choses et en s’en servant bien, et puisque la rectitude et la réussite, c’est la science qui les procure, tout homme doit donc, semble-t-il, par tous les moyens, se mettre en mesure de devenir le plus savant possible, n’est-ce pas ? » Socrate, d’après Platon, Euthydème

Platon et Aristote reprendront la conception du bonheur de Socrate, distinguant les plaisirs « vulgaires » et « grossiers » des foules du bonheur parfait des philosophes qui vouent leur existence à la contemplation et à la connaissance. Le bonheur n’est pas dans la jouissance du corps, mais dans la puissance de l’esprit.

Si donc l’esprit, par rapport à l’homme, est un attribut divin, une existence conforme à l’esprit, sera, par rapport à la vie humaine, véritablement divine. Aristote, Éthique à Nicomaque

Épictète ira dans le même sens, insistant particulièrement sur la notion de détachement : il nous faut se détacher de ce qui ne relève pas de notre volonté. Il ne faut pas attendre que les évènements arrivent comme on le souhaite, mais décider de vouloir ce qui arrive, pour être vraiment heureux.

Il n’y a qu’une route vers le bonheur, c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. Épictète, Entretiens

Nul ne peut te léser, si tu ne le veux point, car tu ne seras lésé que si tu juges qu’on te lèse. Manuel d’Épictète

Pour les plus radicaux d’entre eux, le bonheur se situe tellement plus dans l’esprit que dans le corps qu’un véritable sage sera heureux même sous la torture : le bonheur est donc parfaitement indifférent aux évènements extérieurs.

L’essence de la philosophie  est qu’un homme devrait vivre de manière à ce que son bonheur dépende aussi peu que possible de causes extérieures. Épictète

Ce stoïcisme radical a pu conduire certains philosophes de l’Antiquité à relativiser complètement le malheur, voire à nier jusqu’à la souffrance et la douleur.

Un bonheur que rien n’a entamé succombe à la moindre atteinte ; mais quand on doit se battre contre les difficultés  incessantes, on s’aguerrit dans l’épreuve, on résiste à n’importe quels maux, et même si l’on trébuche, on lutte encore à genoux. Sénèque

On voit ici le danger de cette conception du bonheur, essentiellement intérieur et fruit de l’esprit, si elle est poussé à l’extrême. Si, d’un côté, elle permet de relativiser les malheurs et donne au philosophe une grande force pour résister à la souffrance, elle peut aussi conduire à nier l’existence même de celle-ci, ce qu’on pourrait résumer en disant « il n’y a pas de souffrances, il n’y a que des hommes incapables de les supporter ». Pour caricaturer : pourquoi te sens-tu lésée de ce viol ? Tu n’as qu’à penser que tu n’es pas lésée, et tu ne le sera pas. Ce qui revient à réduire à néant l’altruisme, l’empathie, et toute forme de compassion, puisque la souffrance n’existe pas.

Plus radicaux encore, seront les cyniques. Méprisant le corps, méprisant tout attachement bassement terrestre et matériel, voulant n’être que purs esprits, ils vivront dénués de tout, dans la simplicité la plus totale, rejetant « l’artifice des conventions sociales » pour mieux se consacrer à l’observance d’une vie plus proche de la nature, dans la contemplation et la connaissance. Mais ils seront rattrapés par leur nature d’êtres de chair : on dit ainsi que Diogène, lorsqu’on l’interrogea sur sa façon d’éviter les tentations sexuelles, répondit… qu’il se masturbait. Il se serait également exclamé : « Ah ! Si l’on pouvait faire disparaître la faim ainsi rien qu’en se frottant le ventre ! »

Épicure, sans nier la possibilité d’un bonheur absolu, fera redescendre tout ce petit monde sur Terre en rappelant que la satisfaction des désirs essentiels (faim, soif) et naturels (sexualité) est indispensable à la recherche du bonheur d’une vie sereine.

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La plupart des grandes religions s’inscrivent dans ce courant « socratique » de vision du bonheur absolu, parfait et accessible par une certaine ascèse et l’exercice du savoir et de la connaissance. Cependant, spirituelles qu’elles sont, elles intègrent une nuance importante : la connaissance est essentiellement comprise comme connaissance de Dieu. Ainsi, au « connais-toi toi-même » de Socrate, les religions répondent « connais ton Dieu »[1].

Les bouddhistes, socratiques avant Socrate, sont parmi les plus radicaux de cette approche. De ce que l’on sait (ou l’on suppose) de Gautama Bouddha, il fut un homme qui, lassé d’une vie de débauche et de jouissances, quitta tout pour vivre une vie d’errance et d’ascèse stricte. Parvenu au bonheur parfait après son « Éveil », il découvrit que l’on pouvait vivre débarrassé des souffrances, en menant une vie tournée vers la méditation. Bien qu’il existe différentes écoles, le bouddhisme s’inscrit donc pleinement dans le stoïcisme le plus radical[2] : le Bonheur parfait et absolu (le nirvāna) n’est accessible qu’aux Sages parmi les sages, à ceux qui auront su se détacher de toute passion, se libérer de tout attachement et atteint l’Éveil grâce à l’annihilation de soi-même et de son désir, à travers la méditation.

Car pour les bouddhistes, désirs, passions et attachements ne peuvent conduire qu’à une fuite en avant stérile et infinie (nous sommes soumis à la « tyrannie de la volonté », qui nous pousse à faire ou dire des choses que nous regrettons ensuite), qui n’apporte pas le bonheur. A force de supprimer tout ce qui pourrait causer de l’inconfort et « gâcher notre plaisir », à force de vouloir « profiter de la vie » (selon l’expression consacrée) à tout prix, à force de vouloir supprimer le manque, nous participons d’une éternelle course en avant vers toujours plus de plaisir, en oubliant que la vie est par essence inconfortable. Cela engendre frustration et déception, l’amertume désabusée de celui qui n’a plus goût à rien. Qu’est-ce qui nous fait apprécier un bon repas, si ce n’est la faim ? Qu’est ce qui nous fait apprécier des retrouvailles avec un proche, si ce n’est la séparation ? Qu’est ce qui nous fait apprécier la possession, si ce n’est le manque?

La réincarnation, rare aspect du bouddhisme bien connu en Occident, est à ce titre souvent mal comprise : dans le bouddhisme, la réincarnation n’a rien de « chouette » : elle affecte au contraire celui qui n’a pas réussi à se libérer de ses samsara (ses existences conditionnées, ses passions) et qui est condamné à se réincarner éternellement dans un corps de chair, tant qu’il n’a pas atteint l’Éveil, qui conduit au nirvana. La réincarnation doit donc être évitée à tout prix.

Soulignons tout de même qu’existe différents courants bouddhiques : le bouddhisme mahāyāna, ou grand Véhicule, courant majoritaire, admet la possibilité de « bonheurs ordinaires » (nécessairement inférieurs) ou de « plaisirs simples », et accepte l’idée d’un attachement partiel aux êtres humains, qui se traduit chez les bouddhistes par un grand sens de la compassion –très visible chez les moines tibétains– là où le bouddhisme théravāda (ou « Doctrine des Anciens », péjorativement appelé « Petit Véhicule ») prône une ascèse et un détachement plus strict et plus conforme, selon ce courant, à la volonté du Bouddha historique.

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Dans l’islam et le judaïsme, le bonheur absolu est également possible. Ces religions se détachent cependant un peu de la vision socratique du bonheur dans ce qu’elles font intervenir la grâce. Le bonheur est avant tout donné par Dieu : l’Homme ne peut, seul, faire son propre bonheur. Si l’Homme doit progresser dans la connaissance de Dieu (notamment par la prière et par l’étude des textes sacrés), rien ne remplace la grâce divine, qui est donnée à ceux qui la méritent : aux plus fidèles dans l’islam, aux plus pieux dans le judaïsme.

  • « Un grand bonheur attend ceux qui aiment ta Loi » (Psaumes 119, 165)
  • « Ceux qui craignent Dieu méritent d’être heureux à cause de leur piété, tandis que le bonheur devrait être refusé au méchant » (Ecclésiastique, 12-13).
  • « Le Seigneur octroie le bonheur » (Psaumes 85, 13)

Le peuple Juif étant un peuple « élu de Dieu », il est presque un devoir (mitzwah) pour l’Homme juste d’être heureux. L’islam invite également à se réjouir de la puissance du Créateur par l’exaltation mesurée des sens et la contemplation de la nature (« Œuvre pour ta vie présente comme si tu vivais éternellement et œuvre pour ta vie future comme si tu allais mourir demain», serait une des paroles du Prophète). Rappelons enfin que pour ces deux religions, il n’est aucun bonheur ici-bas qui soit comparable au bonheur promis au paradis, seul bonheur Absolu, Parfait et Éternel.

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Le christianisme va se détacher encore un peu plus de la vision du bonheur des philosophes grecs. Il s’inscrit d’abord dans une certaine filiation socratique (rejet des passions exacerbés et de la jouissance pour elle-même, volonté « d’élever son âme ») et maintient une conception finaliste du bonheur dans la pure tradition religieuse juive (bonheur absolu promis au paradis, recherche de la connaissance de Dieu par l’étude des textes saints et la prière, acceptation de la grâce divine) mais va ensuite différer radicalement des uns et des autres en ce que le christianisme est (à ma connaissance) la seule religion qui postule l’idée d’un Dieu descendu sur Terre dans une existence non seulement terrestre mais encore humaine, dans un corps de chair.

Le christianisme, dans la recherche du bonheur, est donc particulièrement intéressant : il se situe entre l’immanence et la transcendance, entre les conceptions religieuses et idéalistes des philosophes antiques et les conceptions athées et réalistes des philosophes modernes. Il y a transcendance, car la croyance en la grâce de Dieu judaïque, la promesse d’un bonheur absolu, n’est pas rejeté. Transcendance, car l’infinie supériorité du Créateur sur les Hommes n’est pas niée. Autrement dit, le bonheur, c’est la grâce de Dieu, par la prière, par la communion des fidèles, par la Bible.

Mais il y a immanence, car Jésus est descendu sur Terre, a mangé, a bu, a parlé, a touché des gens, a guéri, avant de finalement mourir sur une croix dans de douloureuses souffrances. Le Fils même de Dieu a donc connu toutes les sensations humaines: faim, douleur, plaisir, larmes. Pourquoi alors les renier ? Le bonheur chrétien, c’est donc aussi de vivre, pas seulement de regarder le ciel. Ou plutôt de vivre en regardant le ciel.

Dans les Évangiles, Jésus laisse deux commandements fondamentaux aux chrétiens : « Aime ton Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur, de toute ta force » et « Aime ton prochain comme toi-même » (en élargissant la notion juive de « prochain », jusque là réservé au même peuple, à tout être humain). Ces deux commandements illustrent la double nature du christianisme : entre l’immanence (« Aimez-vous les uns les autres ») et la transcendance (« Aime ton Dieu »).

De fait, pour le christianisme, le moyen d’accéder au bonheur est double : il peut être atteint à la fois par la connaissance de Dieu (comme pour le judaïsme et l’islam, et comme pour les philosophies antiques, bien qu’elles parlaient plus de connaissance de l’âme que de celle de Dieu), mais il peut également être atteint par l’amour du prochain. Les chrétiens doivent vivre en « frères » et se mettre les uns aux services des autres. L’humilité et l’amour sont alors les voies royales vers le bonheur : « Heureux les doux, car ils possèderont la terre ; (…) heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ; (…) heureux les artisans de la paix, car ils seront appelés fils de Dieu ; heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux » (Matthieu, 5, 1-12).

Dans les Béatitudes, Jésus parle certes au futur (« ils seront consolés »), mais il ne nie pas la possibilité que la félicité céleste puisse être partiellement expérimenté ici-bas : par sa résurrection, il entend montrer que de toute souffrance peut jaillir la joie pour qui met sa foi en Dieu. Comme le juif, le chrétien se réjouit de la résurrection du Seigneur (« Ils furent remplis de joie à la vue du Seigneur » Jean, 20,20) et, s’il attend le bonheur promis du paradis, se doit d’être heureux dans la vie terrestre et de vivre pleinement, de travailler même à une vie pleine pour le plus grand nombre : « Et moi, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Matthieu, 28, 18-20). Dans le christianisme, amour du prochain et de Dieu sont à la base du bonheur.

Il faut cependant noter que dans la théologie catholique, le bonheur terrestre reste toujours imparfait en comparaison du bonheur céleste, car les Hommes sont entravés par Satan et blessés par le péché originel. C’est sur ce point que le christianisme, tout en s’inscrivant comme eux dans une conception finaliste du bonheur, s’oppose le plus frontalement au bouddhisme et à une large frange des philosophies grecques, surtout stoïques, en cherchant à leurs contraires à reconnaître, à assumer pleinement la souffrance, les angoisses et les turpitudes de l’âme humaine.

Là où Saint Paul parle de gémir, les sagesses païennes proposent l’ataraxie. Là où le Christ demande de prendre sa croix pour une joie déchirante, les spiritualités humaines ordonnent de gommer l’angoisse pour un contentement parfait. Fabrice Hadjadj

Mais cette reconnaissance dans le christianisme de l’Homme pécheur n’est pas une invitation fataliste à la jouissance sans limites. Le péché est toujours compris comme irrémédiable hors de Dieu (la vie ne s’épanouit vraiment qu’en Dieu). Jésus, un peu à la manière des bouddhistes, met en garde contre la débauche et la vie uniquement tournée vers la satisfaction des plaisirs et des instincts, qui mène à une impasse: «tout Homme qui commet le péché est esclave du péché ». Au contraire, « la vérité vous rendra libre » (Jean, 8-32).

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Nous avons vu jusqu’ici une conception particulière du bonheur : qu’il soit expérimenté ici-bas ou dans l’au-delà, il est envisagé comme un état stable et absolu, définitif, et essentiellement intérieur. Or, la vision socratique du bonheur n’est pas unique : la philosophie contemporaine, depuis Montaigne, rejettera cette interprétation du bonheur. Reprenant le mot bonheur dans son sens étymologique (bonne heure), ces philosophies affirmeront que le bonheur doit d’abord à la chance et au hasard (à des circonstances extérieures). L’Homme ne saurait, pas sa propre volonté, atteindre un soi-disant état de béatitude parfaite et absolue.

Montaigne s’écarte clairement des stoïciens et même des épicuriens, qui voudraient vivre « comme un dieu parmi les hommes ». Le bonheur, selon Montaigne, consiste d’abord à accepter la vie telle qu’elle est, à se « réconcilier avec le réel » (« cessez de blasphémer contre la Terre ! » dira plus tard Nietzsche) et à cultiver activement le « vivre à propos ». Il faut donc cesser de vouloir nier ou transcender le réel et apprendre à avoir une « amitié avec soi-même », cultiver la joie plutôt que rechercher un bonheur absolu, aimer à vivre dans le plaisir et la volupté.

La conception des philosophes athées est donc l’évolution suivante entre l’idéalisme des grecs et « l’immanence-transcendantale » chrétienne. Ici, l’accent est mis surtout sur l’immanence. Puisque Dieu n’existe pas, le bonheur absolu n’existe pas, il n’est que relatif, simple, terrestre et immanent.

Le bonheur existe. Il est dans l’amour, la santé, la paix, le confort matériel, les arts, la nature et encore à des milliers d’endroits. René Barjavel

Le bonheur ne se définit pas par un grand calme, mais plutôt par la sensation  d’être terriblement  vivant. Tara Depré

Selon cette conception, le bonheur est bien plus extérieur qu’intérieur. Il dépend évènements qui sont rarement de notre fait. « Un malheur est si vite arrivé », a-t-on coutume de dire. Ainsi, il ne sert à rien de courir après un bonheur illusoire qui, de toute façon, ne dépend pas de nous, quoi que l’on fasse (là où Sénèque affirmait au contraire que le vrai bonheur n’était pas lié à des circonstances extérieures et dépendait entièrement de nous).

Poursuivre  le bonheur, au lieu de le laisser venir, n’est-ce pas courir après le reflet d’un mot ? En fait, les hommes seraient plus heureux si on leur parlait moins de bonheur ! Jacques Chardonne

La grande, l’infinie différence entre le bonheur et la joie tient en ce que la joie intègre les malheurs, les peines, les difficultés que le « bonheur » exclut. Être joyeux, c’est assumer la tristesse. Être heureux, c’est la récuser, croire qu’on peut (et qu’on doit) vivre sans elle. Le bonheur est belliqueux, la joie fait la paix. Alexandre Jollien

Pour vraiment être heureux, il nous faudrait donc cesser de vouloir être heureux, cesser de parler de bonheur, vivre la joie. Pour le philosophe Denis Marquet, toute notre souffrance viendrait de notre volonté de nous imposer une idée toute faite du bonheur, un « pur produit nostalgique  du temps où nous étions nourris en continu dans un ventre maternel qui abrogeait toute distance entre notre désir et sa satisfaction ». Le paradoxe de cette conception fixiste du bonheur, c’est qu’on finit par « être malheureux de ne pas être assez heureux ». Ayant une vision trop exigeante du bonheur, nous perdons notre ouverture à la nouveauté, à la spontanéité, aux joies simples.

Pour André Comte-Sponville, il est bien plus sage de penser le bonheur non comme un absolu, mais comme le simple contraire du malheur : « on peut alors être heureux de n’être pas malheureux ». C’est ainsi qu’il peut dire: « Cessons de rêver le bonheur ! On n’a qu’une chance de l’atteindre (comme bonheur relatif) à condition de cesser d’y croire (comme bonheur absolu). »

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Les sagesses chinoises s’inscrire également dans ce courant. Ignorant jusqu’à l’idée de finalité, elles refusent l’idée d’un « bonheur-état » qu’il faudrait atteindre. Ainsi, la « quête du bonheur » devient un non-sens pour les philosophies chinoises. Toute poursuite d’objectif est dépensière de vitalité, enferme l’Homme dans une fin et lui empêche donc de garder son équilibre (entre le ying –la Lune, le féminin– et le yang –le Soleil, le masculin–), d’être en perpétuel mouvement dans le monde (qui, dans les spiritualités chinoises, est parcouru d’un « souffle continu », le shi). Il ne faudrait donc surtout pas poursuivre un objectif quelconque, mais plutôt s’adapter en permanence aux circonstances.

On dit que les généraux des armées de la Chine ancienne ne se fixaient jamais d’objectif particulier, mais évoluaient en exploitant les situations au fur et à mesure qu’elles se présentaient. Il a d’ailleurs fallu traduire « but » en chinois moderne (mudi, mubiao) pour répondre à la société occidentale.

Il n’y a point de chemin vers le bonheur; le bonheur c’est le chemin. Lao-Tseu

« L’idéal chinois ressemble à l’ataraxie prôné par les Grecs, mais tout son paradoxe réside dans le fait qu’il s’agit d’une ataraxie en mouvement, un sempiternel flottement. Confucius conseillait aux hommes d’évoluer, dans la vie, comme des poissons dans l’eau. Flotter ne signifie pas être inconstant, mais ne se fixer à aucun porte, ne se donner aucun but tout en restant toujours émergeant, alerte et léger » Gabrielle Halpern

***

De cette façon d’envisager le bonheur, on trouve également des courants plus radicaux, plus pessimistes, voire franchement nihilistes : ici, non seulement le bonheur comme absolu n’existe pas, mais encore le bonheur lui-même n’existe pas. Ce qui est paradoxal avec cette définition, c’est qu’on revient en quelque sorte à l’ataraxie: si le bonheur n’existe pas, ne pas avoir de troubles c’est le bonheur. Compris comme l’absence de malheur, le bonheur véhicule ici un contenu négatif. Le bonheur ce n’est pas être heureux, mais n’être pas malheureux.

En quoi le bonheur peut-il bien consister  sinon à n’être  pas trop malheureux  entre des malheurs ! Jean Rostand

On n’est pas heureux : notre bonheur, c’est le silence du malheur. Jules Renard

Pour d’autres encore, le bonheur est non seulement inexistant, mais ne doit surtout pas être recherché : pour Kant, le bonheur n’est qu’un « idéal de l’imagination », dont la futile recherche détourne de ce qui est vraiment important (comme la morale). Pour les hédonistes, ce n’est pas le bonheur qui doit être recherché, mais le plaisir. Le vrai bonheur ne serait alors qu’une somme de tous les plaisirs accumulés.

Pour vivre heureux…

Si l’on peut dégager des grands courants, on s’aperçoit qu’il y a presque autant de définitions du bonheur et de façon de l’envisager que d’hommes: compris de manière absolue ou relative, « but » à atteindre ou « souffle continu », Souverain bien pour certains, inexistant pour d’autres, terrestre ou céleste, qui assume, rejette ou se focalise sur la souffrance, objectif de vie ou idéal de l’imagination, dépendant des circonstances extérieures ou essentiellement intérieur…

Que dire ? L’image que je préfère, et qui illustre le mieux le bonheur tel que je le conçois, est celle d’un marcheur. Que fait un marcheur ? Il marche. Je reviens au mot que j’avais écarté dans ma tentative de définir le bonheur : équilibre. Le marcheur est d’abord en équilibre. C’est très instable. Qu’il pose son pied dans une ornière, qu’il lève sa jambe au mauvais moment et il le perd, et il tombe.

Donc, j’énoncerai une vérité première: le bonheur est affaire d’équilibre. Cet équilibre existe et est présent dans la nature : pour vivre, nous avons essentiellement besoin d’oxygène, d’eau et de glucides. Un défaut, et c’est la mort (en quelques minutes ou quelques jours). Mais un excès conduit aussi à la mort ! Il y a un équilibre biologiques des ressources de notre corps. Pourquoi dès lors cet équilibre ne pourrait-il être recherché pour l’esprit ? Équilibre entre le corps et l’esprit ; équilibre entre conscience des plaisirs simples de la vie et recherche de la vérité ; équilibre entre attachement et renoncement, entre entretien (et satisfaction) du désir et maîtrise (et dépassement) de soi, entre culture du bonheur intérieur et adaptation aux circonstances extérieures ; équilibre entre réflexion et action, entre connaissance et jouissance, entre complexité et simplicité ; équilibre entre sérieux et futile, entre passion et méditation, entre au-delà et ici-bas, entre les réalités terrestres et les joies célestes. Équilibre entre acceptation de ne pas pouvoir tout contrôler et volonté de prendre pleinement possession de soi. Équilibre entre vie sociale et besoin de solitude, entre poursuite d’un idéal et conscience de la réalité.

Mais attention : de quel équilibre parle-t-on? Il ne s’agit pas de l’équilibre de certaines sagesses chinoises, qui refusent d’avoir un objectif, qui ne vivent que de moyens, ne connaissent pas la finalité, ne sont que mouvements (mais quels mouvements ?). Car si le marcheur est en équilibre, il est tendu vers un but : il marche vers une destination. Il ne cherche pas le juste équilibre du placement de ses jambes sans lever d’abord la tête pour voir le bout du chemin. Il y a un élan, tendu vers un but.

Autrement dit et par extension, je ne rejoins pas les conceptions athées, qui, optimistes indécrottables (et donc crottées) se faisant une idée si haute du bonheur terrestre qu’elles le nient de ne pas le voir advenir immédiatement et proposent pour substitution, ici le plaisir, là une bonne bouffe, ici encore la politique pour faire advenir le Paradis sur Terre (prélude au totalitarisme), mais quelle espérance ? quel bonheur qui comble ? Je ne rejoins pas Chardonne qui nous somme de ne plus parler de bonheur pour vraiment être heureux, ni Sponville qui nous propose le contentement d’un bonheur relatif (qui ressemble à un bien mièvre bien-être), encore moins les nihilistes qui nient l’existence et l’idée même de bonheur, si obsédés par l’obscurité qu’ils ne voient plus la lumière.

Il y a un bonheur chrétien un peu dérangeant, et pour tout dire, difficile à poser, car on ne sait pas trop où le situer. Avec les philosophiques antiques, il croit à un bonheur absolu, compris comme un palier définitif, un état qu’on peut atteindre, qui est non seulement le paradis céleste, mais encore une plénitude de l’âme sur terre dans le Christ. Avec elles, il dissocie bien-être et bonheur, et nie que le bonheur se trouve dans les jouissances et les plaisirs immédiats.

Mais contre elles, il ne prétend pas étouffer la souffrance dans une technique, fut-elle philosophique ou méditative ; plus encore il rejette la construction bouddhique ahumaine et et un peu idéaliste d’un surhomme débarrassé de ses passions, ne vivant que de méditation et de renoncement. Les troubles et les passions, le bonheur chrétien est censé les assumer, les vivre, les accueillir, contrairement aux stoïques, mais sans les cultiver, encore moins en en faisant l’essence du bonheur, contrairement à certains athées et nihilistes. Là où le bouddhiste ou le stoïque renie son immanence pour vivre uniquement la transcendance de l’âme, et où l’athée renie la transcendance pour ne vivre que l’immanence, nous dirons que le chrétien vit l’immanence dans la transcendance (les joies et les peines de la vie terrestre dans le Christ). Plus simplement : l’Homme heureux ne sera ni l’ascète qui renie ses besoins et ses désirs, ni le libertin qui les multiplie de façon artificielle.

J’en arrive à ce que ce bonheur-là, contrairement aux stoïciens, ne nie pas supérieurement la souffrance, ne tient pas que le bonheur est entièrement indifférent aux circonstances extérieures ; mais, contrairement aux modernes, il affirme que les circonstances extérieures ne constituent pas l’essence du bonheur. L’extérieur compte ; mais il n’est pas essentiel. Le bien-être ne dépend pas vraiment de nous, il nous est largement extérieur : notre santé, la bonne nourriture, des amis, une famille attentive, tout cela nous est donné, peut nous être repris (on peut tomber malade, être ruiné, perdre ses amis et sa famille), peut aussi être un peu construit dans la limite de nos possibilités.

Mais le bien-être n’est pas le bonheur, quoi qu’il y contribue. Il sera plus facile à celui qui vit déjà dans le bien-être de chercher le bonheur et d’être heureux, mais trop de bien-être, trop de matériel, étouffant le reste, peut aussi tuer son bonheur, le pousser à la déprime et au suicide. A contrario, il sera certainement plus difficile à celui qui ne vit pas dans le bien-être de trouver le bonheur. Mais sa pauvreté, tant qu’elle n’est pas misère, peut aussi lui révéler que son bonheur ne dépend pas uniquement de son confort, et qu’on peut être plus heureux dans l’indigence que dans le luxe.

S’il ne s’agit pas d’un équilibre sans but, ce n’est pas non plus un équilibre sans mouvement, un équilibre statique de boutiquier qui rosit d’un bilan comptable équilibré. C’est l’équilibre du marcheur, un équilibre subtil mais sans cesse avançant, qui se travaille, s’affine, ne se contente pas d’espoir mais cherche son Espérance. C’est le bonheur d’une vie. Au final, cette vision contredit aussi bien la vision socratique d’un « palier définitif » et à limite, facile, que la vision athée d’un bonheur sans fondements ancrés, sans réelle consistance, ou qui n’existe pas. Le bonheur chrétien refuse à la fois une vie sans doutes et déchirements, et une vie sans espérance et sans mystère.

L’homme qui marche a une façon bien précise de marcher, une façon à la fois naturelle et transmise, sans laquelle il tomberait. Le bonheur implique donc une stature, une attitude, un ensemble de comportements et de valeurs qui lui ouvrent la porte. Mais cela ne suffit pas : aucun des pas de l’homme qui marche n’est tout à fait semblable au précédent. Il y a inattendu, la nouveauté, le don, la rudesse de la route, et l’infini du ciel étoilé. Il y a l’immuable et l’évoluable, le fondement et le mouvement.

Finalement, le bonheur est un état stable et durable de plénitude un intérieur ou règne la confiance. C’est un équilibre qui marche entre la transcendance et l’immanence. Pour une harmonie. Une harmonie vivante.

Si l’existence est un fait, vivre est un art. Frédéric Lenoir

Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède. Saint Augustin

NB : pour l’écriture de certaines parties de cet article, je me suis appuyé dans mes réflexions sur le numéro 41 (mai-juin) du Monde des religions, où la question du bonheur est longuement abordée.


[1] Ce serait cependant une erreur de voir en Socrate le précurseur de l’athéisme scientiste: au contraire, il croyait dur comme fer à l’existence des dieux : ne parlait-il pas sans cesse de son « daïmon » intérieur ? C’est justement pour égaler les dieux que l’Homme devait apprendre à vivre selon le bien.

[2] A moins que ce ne soit les stoïciens qui s’inscrivent dans le courant bouddhique le plus radical : rappelons que Bouddha a vécu aux alentours de 600 ans avant notre ère, bien avant Socrate.

7 réflexions sur “A propos du bonheur

  1. L’amour du processus vivant qui nous habite et nous promeut.

    Il est bizarre que tout le monde cherche à être beau physiquement alors qu’il est à la portée de n’importe qui d’être beau moralement et que personne n’en fait la gymnastique. Jean Marais.

    Je réagis à ta conclusion Vianney car je ne partage pas ta vision du bonheur comme « affaire d’équilibre ». Si je devais mettre un maître mot sur le bonheur, je choisirais davantage celui d’élan , servi par la vertu. (je ne suis guère original, la vertu était pour bien des philosophes grecs le moyen par excellence pour atteindre la finalité de son être: le bonheur). Etre vertueux, c’est passer des virtualités aux virtuosités, des potentialités aux capacités. L’idée de vertu fait peur mais elle nous permet par excellence d’incarner la belle injonction de Saint Augustin : « Deviens ce que tu es. » C’est la conquête de l’homme contre toutes les servitudes, les automatismes et les déterminismes extérieurs à la volonté en même temps que l’affermissement de celle-ci dans le vrai bien de l’homme, c’est à dire son bonheur.
    En pratique, l’édification de soi même s’opère sur quatre plans et se réfracte en quatre vertus (appelées cardinales) :
    -le gouvernement de soi-même : la prudence.
    -l’ouverture à l’autre et le sens de l’autre : la justice.
    -la maîtrise libérante de ses violences: la force.
    -la maîtrise libérante de ses désirs : la tempérance.
    (Ces énumérations dogmatiques des vertus peuvent sembler arides, mais elles permettent d’aborder le bonheur de manière objective. De manière plus intuitive, les vertus reprennent bien des notions évoquées plus haut : ainsi de la connaissance : pour aller vers un bien, encore faut-il le connaître, pour le connaître, il faut l’ascèse de l’étude, du moins du silence, cela concerne la vertu). Le terme d’équilibre est donc intéressant, mais il s’inscrit dans l’idée plus large de la vertu.

    « C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source. » Jean Jaurès.

    La vertu n’est pas un but en soi.Il me semble enfin que l’on atteint un véritable état d’être en paix avec soi-même en suivant l’élan intérieur qui nous habite et nous promeut(1). Le bonheur est donc exigeant ! Il exige d’avoir assez de tenue pour s’arrêter et s’écouter pour être en vérité avec ses besoins et ses désirs. Puis répondre à cet appel n’est pas CONFORTABLE! Il s’agit de surmonter la peur du regard des autres, de faire des choix, etc … Cette vision du bonheur est exigeante mais elle à ceci d’intéressant qu’elle s’adresse à tout le monde, quels que soientnos âges et parcours de vie. Je concluerais donc par ces deux citations, nourrissantes.

    « Il y a des types qui réalisent des choses incroyables en partant de rien, parce qu’ils se sont accrochés à leur rêve. Mais rien ne dit qu’ils ont eu, pendant ce temps, une existence confortable! » David Douillet.

  2. « Quand ma route est dure et difficile, quand les autres ne comprennent pas où je vais ni pourquoi j’y vais, cela ne veut pas dire que je me trompe. » Anne Levy-Morelle

    Zut j’ai oublié ça :
    NB: je me suis inspiré de « Construire sa personnalité » de Pascal Ide.
    (1) Pour beaucoup, cet élan intérieur est l’appel de Dieu. Comment pourrions nous connaître cet appel de Dieu, totalement transcendant et hors de portée de nos intelligences? Le Christianisme se démarque des autres religions à ce point de vue. C’est la seule religion où c’est Dieu lui-même qui vient nous parler. A un stade où la philosophie ne pouvait plus rien dire de Dieu, si Dieu lui-même se révèle et vient nous parler et nous indiquer le chemin du bonheur, combien pouvons nous avoir confiance en lui. Bien sur, il faut pour cela dépasser la philosophie avec la foi mais c’est une vision vraiment stimulante du bonheur pour moi: s’approcher du père et aimer son prochain est une seule et même chose. « Mon coeur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi » Saint Augustin.

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