
Les gens de gauche ont raison de se soucier de la véracité des faits. Oh, il existe aussi des gens de droite tout à fait respectables, et attachés à fonder leurs opinions. Mais enfin, ces dernières année, la gauche n’a engendré ni le trumpisme ni Cnews. Les complots électoraux imaginaires, les fantasmes de grand remplacement et le déni climatique n’ont pas émergé dans l’esprit malade de ténors de la gauche, ni n’ont été relayés par des médias de gauche.
De là, un sentiment (inavoué) de supériorité intellectuelle qu’on retrouve parfois (souvent ?) chez les personnes un peu à gauche, vaguement intellos, et qui ont l’habitude de fréquenter les réseaux. « Toutes les études montrent que » devient un genre de psalmodie politique propre à clouer le bec de tous les Pascal Praud des dîners de famille.
Alors, voilà : le souci d’objectiver ses opinions et de limiter autant que faire se peut la quantité de conneries qu’on peut proférer sur tout un tas de sujets me semble une saine tournure d’esprit : tourner sa langue sept fois, etc. Mais tant qu’à être imbibé de sciences sociales, autant aller jusqu’au bout et prendre le package qui va avec : un peu de philosophie des sciences n’a jamais fait de mal à personne.
Donc, les études qui montrent que. S’il y a une réalité objective indépendante du sujet connaissant, elle n’est guère accessible à nous autres, pauvres mortels. Et c’est particulièrement vrai en sciences sociales, tant l’écheveau de la réalité sociale est complexe. A côté, comprendre les mouvements de Saturne a l’air facile. Alors on fait comme Kant a dit (même s’il ne l’a pas dit exactement comme ça) : on construit. On construit des enquêtes pour récolter des données, on construit des théories pour les interpréter, on construit des modèles pour dégager des schémas causaux, on construit du langage, du vocabulaire et des idées. A la fin, on arrive à un truc qui s’approche de la vérité, mais qui est très loin de la vérité. Et on recommence, parce qu’en science la vérité est un « impossible nécessaire », comme l’avait parfaitement exprimé Bachelard.
Quel rapport avec les opinions praudesques de votre tonton Gérard lors du repas de Noël ? J’y viens. Bien sûr que tonton Gérard a tort de dire que le réchauffement climatique, c’est du flan, et que quand même, le racisme anti-blanc c’est un vrai sujet. Parce que c’est des grosses conneries.
Mais avant de vouloir à tout prix lui clouer le bec, il faut se rappeler la leçon de Kant ou de Bachelard, voire de Popper : les études montrent que, c’est bien, mais ce n’est pas la vérité : c’est ce qu’on a de plus proche d’une vérité moyenne dans un cadre conceptuel donné. Je dis « vérité moyenne » : prenons pour illustrer l’inflation et l’immigration, deux sujets qui fournissent leur contingent de disputes familiales entre la poire et le fromage.
L’inflation est mesurée par l’INSEE, l’institut le plus indépendant, objectif-au-sens-kantien et rigoureux qui soit pour faire ce travail. Les enquêteurs de l’INSEE mesurent chaque mois le prix de plus de 400 000 biens et services identiques, répartis dans près de 5000 catégories à quoi sont ajoutés des millions de tickets de caisse numérisés. Tout ça est pondéré dans un indice synthétique qui fait un gros modèle, qui fait le chiffre de l’inflation qu’on a dans les médias. C’est très savant, et c’est très compliqué.
Bon, eh bien il s’agit d’une vérité moyenne. L’inflation officielle, ce n’est pas l’inflation vécue. On sait très bien pourquoi : l’inflation vécue est celle des dépenses contraintes (logement, énergie, alimentation), dont une bonne partie sont payées par prélèvement obligatoire. L’inflation vécue dépend du mode de vie, du fait d’être fumeur ou non, locataire ou propriétaire, parisien ou provincial, de la fréquence d’achat, des asymétries psychologiques (on remarque plus les hausses que les baisses, surtout pour les produits du quotidien), des différences de qualité perçues (ou non) dans l’évolution des produits, et d’autres choses encore. Quand l’INSEE dit que les prix ont augmenté de 14% depuis 2020, il faut bien avoir en tête que certains ont pris beaucoup plus cher (c’est le cas de le dire).
Il ne s’agit nullement d’en conclure, comme on le fait dire qui à Sauvy, qui à Churchill, qu’on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres. Il s’agit de rappeler que les chiffres sont des constructions scientifiques qui s’approchent le plus près qu’on puisse d’une vérité moyenne. Qui par nature, ne peut pas refléter l’expérience individuelle.
C’est sans doute plus vrai encore avec l’immigration. Quand on lit par exemple que l’immigration ne représente encore qu’une part très modeste de la population française (⁓10%), il ne faut pas oublier que les immigrés ne se répartissent pas du tout de manière homogène sur le territoire. Des territoires cumulent toutes les difficultés d’accueil et d’intégration, quand d’autres ne connaissent l’immigration qu’à travers les faits divers des plateaux TV. Ou encore, quand on lit qu’il n’y a aucun lien démontré entre immigration et délinquance. C’est une vérité factuelle établie sur la base du raisonnement suivant : quand on corrige la surreprésentation de la population immigrée dans les statistiques de la délinquance par des facteurs tels que le milieu social, l’âge, le sexe, et les délits spécifiques au statut de migrant, l’écart statistique disparaît. Et on ne parle pas d’une étude ou deux, mais bien d’un large consensus établit sur des dizaines d’années et des centaines de régions du monde.
Pourquoi alors un tel constat ne fait pas du tout l’unanimité ? Non parce que les gens sont des crétins qui ne lisent pas les études en sciences sociales. Mais parce que le vécu individuel est spatialisé et personnel, pas moyennisable. Une part importante de la délinquance liée à l’immigration est concentré sur une minorité de territoires : quelques quartiers, quelques rues, voire quelques spots de deal. Les habitants de ces quartiers concentrent tous les problèmes et se fichent bien des abstractions statistiques. Bien que le premier soit plus accessible que le second, il ne faut pas opposer périmètre de vie et régression statistique multivariée : on peut avoir raison localement, et tort globalement.
Et on pourrait continuer ainsi sur presque tous les grands thèmes des sciences sociales : inégalités, déclassement, chômage, mondialisation, Europe, école, démocratie. Alors oui, bien sûr, un citoyen éduqué doit savoir prendre du recul avec sa propre perception du monde social, et ne pas s’arrêter au premier préjugé venu. Encore plus, un politicien doit être capable de raisonner global et de ne pas entretenir les divisions dans une société. Mais dans les discussions personnelles, il n’en reste pas moins excessif et même présomptueux de réduire les jugements profanes sur le monde social comme des « peurs irrationnelles » ou des « biais cognitifs ». Ce qui est plus difficile, et plus intéressant, c’est de comprendre d’où ces opinions proviennent.
Bons repas de famille, et ne vous fâchez pas trop fort contre tonton Gérard.