Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. André Gide
En ces temps référendaires, la démocratie représentative est partout attaquée. Des populistes de tous bords, qui se réclament “du peuple”, envisagent de prendre le pouvoir où l’ont déjà. Ici, Jean-Luc Mélenchon ; là, Marine Le Pen. Ailleurs, Beppe Grillo, Donald Trump, Nicolas Maduro. Au-delà des différences (nombreuses) entre tous ces gens, la rhétorique populiste est la même : les riches, les élites, les puissants, les “grands patrons”, le CAC40, la finance, l’OMC, l’ONU, les multinationales (rayer les mentions inutiles) méprisent le peuple et le détruisent en lui imposant trop d’impôts, ou pas assez d’impôts, trop de règlementation, ou la dérèglementation, trop d’Etat (ou pas assez), trop d’immigration, pas assez de sécurité, l’Union Européenne, les inégalités, etc. (rayer à nouveau les mentions inutiles).
Le populisme n’est pas une idéologie unique, mais tous les populismes ont au moins une chose en commun : tenir une critique radicale des démocraties représentatives modernes. On trouve, pèle-mêle, une critique de la représentation (les élites qui nous gouvernent ne représenteraient pas le peuple, elles seraient soumises à des puissances étrangères, soit les États-Unis, soit l’Europe, soit celles de l’argent, des lobbys, ou tout cela à la fois), des louanges pour les référendums, un appel à la démocratie directe voire une critique du vote lui-même (il ne servirait à rien, il faudrait lui préférer des formes alternatives d’expression politique), le tout mâtinée d’appel au peuple avec des trémolos dans la vox (populi).
Comme son nom l’indique, le populisme se base sur le peuple. Être populiste, c’est se réclamer du peuple d’une façon excessive, caricaturale, permanente ; c’est prétendre être le seul à incarner les intérêts du peuple, c’est mettre en avant les ennemis (supposés) du peuple ; c’est tout simplement faire de la politique d’une façon démagogique. Le problème n’est pas de faire appel au peuple : c’est le principe même de la démocratie. Le problème, c’est de faire appel au peuple d’une façon trop permanente, trop caricaturale, qui contrevient aux principes de la démocratie représentative, qui a besoin d’un appui régulier du peuple, et non pas continu. Oui, le peuple est l’alpha et l’oméga de la démocratie : mais entre alpha et oméga, il y a 22 lettres !
La démocratie, c’est étymologiquement le pouvoir du peuple. Pour parler convenablement de démocratie, il est nécessaire de s’attarder sur ces deux termes. Que signifie “le peuple” ? Et le « pouvoir » ? Contre les populismes, je souhaite ici me livrer à une défense vigoureuse de la démocratie représentative, en montrant que 1° le peuple que les populistes prétendent incarner n’existe pas 2° la démocratie ne peut être que représentative.
I. Le peuple n’existe pas
Ni objectivement
On mesure dès l’abord la folie de ceux qui se réclament sans arrêt du peuple. De deux choses l’une : ou bien vous pouvez le définir, ou bien vous ne pouvez pas. Et vous ne pouvez pas. Qui, plus que la gauche de la gauche, prétend défendre et incarner le peuple ? Intéressante quatrième de couverture de Jean-Luc Mélenchon dans L’ère du peuple, où le peuple est carrément ramené à la plus simple expression d’un pronom personnel singulier : le peuple, acteur unique et homogène des luttes sociales : “Les puissants se moquent de lui, le méprisent, lui bourrent le crâne et insultent tous ceux qui lui donnent la priorité”. Le chavisme inaugure quant à lui un système économique pratiquement basé sur le populisme.
Mais, je n’apprends rien à personne en disant que la société est complexe, composée de millions d’individus et de groupes sociaux aux idées, aux origines et aux intérêts divergents ou opposés. Il y a longtemps que les sociologues ne décrivent plus le monde social comme divisé en une entité monolithique et homogène, le peuple, au-dessus duquel trône une minorité qui s’enrichit grassement. Si cette description binaire peut vaguement s’approcher de la réalité en Amérique du sud, elle ne correspond pas, en tous cas, à la société française. A qui s’adresse-t-on quand on parle au peuple ? Certainement pas à cette “France invisible” décrite par Stéphane Beaud, ces marges exclus même des statistiques. Quel politique peut s’appuyer sur le vote des SDF, des sans-papiers illégaux ou celui des drogués ? Qui croit à l’influence politique des handicapés dans les CAT, à celle des détenus, des jeunes ruraux trimballés de familles d’accueil en famille d’accueil ? Ce peuple là, multiple, survivant, désocialisé, non politisé, inapte à la manifestation, vaguement intégré dans quelques structures fragiles, est-ce le peuple dont parle Frédéric Lordon quand il évoque le corps social qui réagit à la violence du capitalisme ? J’en doute. Ou bien est-ce le peuple du dessus, celui des classes populaires plus ou moins intégrées, plus ou moins précarisées, proche ou en dessous du seuil de pauvreté, mais qui du moins ont une famille, donc des liens sociaux qui les préservent de la rue, un toit, un accès aux aides sociales, un revenu, si faible soit-il ? Ou bien parle-t-on de la vaste étendue des classes moyennes, moyennes inférieures, moyennes supérieures, ces gens dont le revenu mensuel se situe –par définition—dans la moyenne, c’est-à-dire autour de 1650€ par mois pour une personne seule (3250€ pour un couple avec deux enfants), ce qui est le revenu médian en France ? Ces gens qui ne sont pas pauvres, pas riches non plus, ont un CDI (donc bénéficient des largesses de la Sécurité sociale), ont fait des études supérieures courtes, ont emprunté pour être propriétaire, partent régulièrement en vacances, sont employés, ouvriers, techniciens, commerciaux, et ont une conscience politique largement développée, même si la méfiance envers les partis reste de mise ? A partir de quand cesse-t-on de faire parti du peuple ? Quand on a une résidence secondaire ? un Bac+5 ? une tendance à voter à droite ? des responsabilités en entreprise ? un revenu trop élevé (mais que signifie “trop”) ?
…ni subjectivement
Oubliant les hétérogénéités objectives du peuple, inspiré par Marx, on serait tenter de passer d’une classe en soi à une classe pour soi en définissant le peuple par son sentiment d’appartenance, la fameuse “conscience de classe”, celle des intérêts communs. C’est tout aussi illusoire. D’abord, il n’y a pas d’unité entre les différentes couches de ce qui pourrait ressembler au “peuple”. Le sociologue Olivier Schwartz parle d’une “tripartition de la conscience sociale” : prenant l’exemple des conducteurs de la RATP chez qui il enquête depuis plusieurs années, il montre que chez ces catégories populaires (le bas de la classe moyenne), la division binaire entre le “eux” (les riches, les puissants, ceux qui donnent des ordres, les diplômés, les cadres) et le “nous” (les pauvres, les salariés modestes, les exécutants) tend à se transformer en une division ternaire : il y a “nous” et un double “eux” : eux les riches et les puissants, mais aussi eux les chômeurs, les rmistes, les immigrés, eux les profiteurs du système d’aides sociales, qui ne travaillent pas et ne payent pas d’impôts, contrairement aux conducteurs de la RAPT. Autrement dit, une partie significative des classes populaires a le sentiment que la pression ne vient pas seulement d’en haut mais aussi d’en bas, un sentiment d’être lésé “à la fois par des décisions qui viennent du haut mais aussi par des comportements qui viennent de ceux du bas, d’être lésés à la fois par les plus puissants et par les plus pauvres”. Cette “France des petits-moyens” (Cartier et alii), elle-même très modeste et qui a le sentiment “qu’une partie de ses problèmes ne vient pas seulement du haut, mais précisément aussi de ces plus pauvres, et qui a parfois tendance à penser que ces plus pauvres, peut-être, on les aide un petit peu trop…”
La conscience de classe s’est délitée depuis longtemps. Disparition politique du PCF, effondrement du taux de syndicalisation, développement de l’individualisme, et surtout multiplication des critères de différenciation sociale : la description sociologique d’un individu par son seul rapport au revenu, en le classant comme « riche », « pauvre » ou « moyen », ou, plus simpliste encore, de tel ou de tel côté du capital, laisse échapper d’autres clivages qui ne s’y recoupent pas forcément : jeunes et vieux, femmes et hommes, urbains et ruraux, salariés du public et salariés du privé, etc. Qui est encore moyen si tout le monde se définit comme tel ? se demandait Henri Mendras. Surprenante enquête du CREDOC : les 40% de la population les plus riches sont plus de 80% à se classer eux-mêmes dans les classes moyennes (79% pour le cinquième quintile !) ; c’est le cas de 70% du troisième quintile, et ils sont encore plus de la moitié des 40% les plus pauvres à s’inclure dans les classes moyennes ! Même les 20% les plus pauvres ne sont que 51% à estimer appartenir aux défavorisés (17%) ou aux classes populaires (34%). Cela donne l’image d’une société où seule une minorité estime être réellement défavorisée, et où seule une minorité estime faire partie des privilégiés (seuls 15% des 20% les plus riches se considèrent comme « aisés » ou « privilégiés »). Au final, les deux tiers des Français se classent d’une façon ou d’une autre dans les classes moyennes.
Au-delà du sentiment subjectif, les intérêts rationnels des différents groupes sociaux qui composent “le peuple” sont…différents. Un manque d’argent n’a jamais suffit à faire unité. Le petit commerçant et le smicard sont également pauvres. Mais le premier veut vendre, tient à son indépendance et son autonomie économique, et a intérêt aux lois qui restreignent la concurrence et diminuent l’impôt, notamment les cotisations sociales, perçues comme une “charge” sur la main d’œuvre, donc sur l’entreprise ; le second veut acheter, donc se préoccupe de son pouvoir d’achat, à intérêt aux lois qui augmentent la concurrence (baissent les prix) et souhaite une Sécurité sociale protectrice, ce qui implique des cotisations sociales élevées. Le concept de peuple doit-il exclure les indépendants, qui sont trop à droite ? Les salariés cadres, qui sont trop libéraux ? Les diplômés, qui ont revenu trop confortable ? Les ouvriers du Nord de la France, qui votent Front National ? Où Jean-Luc Mélenchon, où Frédéric Lordon voient-ils un peuple, un corps social unique ? Je ne vois que des individus et des groupes sociaux plus ou moins homogènes aux pratiques et aux intérêts divergents et contradictoires.
Les illusions de l’extrême gauche populiste
Les populistes de gauche, confrontés à ces hétérogénéités, finissent par se réclamer du peuple seulement quand il sert leurs projets. Grande manifestation contre la loi Travail ? C’est le peuple qui s’exprime. Manif pour tous ? Ce n’est pas le peuple, mais la Réaction versaillaise. Non à la Constitution Européenne ? C’est le peuple qui refuse cette Europe ultra-libérale. Forte poussée du vote FN ? Ce n’est pas le peuple, mais une montée de la France raciste. Occupation de la Place de la République par NuitDebout ? Le peuple manifeste son désir de changement. A la fin, l’extrême gauche invente le concept de “peuple de gauche”, pour désigner le peuple qui pense ou vote à gauche, enfin, qui vote pour Jean-Luc Mélenchon. Ce qui signifie que le peuple français est composée de 11% des votants. Ah ah !
Il y a quelques semaines, un journal ibérique interroge Frédéric Lordon au sujet de NuitDebout dans les termes suivants : Savoir étendre Nuit debout aux classes populaires des banlieues vous semble être une condition nécessaire à son succès et a sa légitimité. Et quid des classes populaires de la « France périphérique », passablement lepenisées ? Comment s’adresser aux uns sans susciter la réprobation des autres ? Et, faute de trouver un langage commun, y aurait-il le danger d’une sorte de réaction populaire pro statu quo « gaulliste » comme en 68 ? Réponse de l’intéressé, et c’est moi qui souligne : “C’est une question tellement décisive qu’elle en est presque douloureuse… Quand on voit déjà les difficultés à simplement faire agir de concert des fractions politisées mais sociologiquement hétérogènes comme les classes ouvrières syndiquées et les milieux du militantisme urbain, on mesure plus lucidement les barrières à franchir pour nouer le contact avec d’une part les populations des quartiers, et d’autre part celles de ce que vous appelez la « France périphérique » — je n’ai même pas besoin d’insister sur tout ce qui d’ailleurs oppose ces deux populations… Il ne faut pas se raconter des histoires : un surgissement évènementiel comme la Nuit debout n’a en lui-même aucun pouvoir de retravailler aussi profondément le terreau social pour y produire une modification massive comme la délepénisation. Ce sont là des affaires de militantisme local, opiniâtre, le plus souvent invisible, qui part à la reconquête des gens un par un ou presque. Ce à quoi peut toutefois contribuer un mouvement comme la Nuit debout, c’est de remettre en place dans le paysage politique d’ensemble une vraie proposition de gauche qui, si elle fait son chemin, pourra à terme apparaître comme une alternative envisageable par tous ceux pour qui le FN est devenu la seule figure de l’alternative. Inutile de le dire, c’est là une œuvre de longue haleine…”
Ce répondant, Frédéric Lordon montre qu’il n’élude pas les clivages irréductibles entre les différentes catégories de ceux qu’il prétend défendre quand il évoque “le peuple” ou “le corps social”, mais fait mine d’ignorer que ce même peuple “passablement lepénisé” est foncièrement hostile à la moitié au moins de ses idées. Dès avril, Serge Soudray écrivait fort justement :
Ce qui est nouveau néanmoins, c’est le degré de déconnexion entre ces grandes réunions Place de la République, en province au nom de la démocratie, et l’impuissance politique absolue de la gauche radicale, fragmentée comme jamais, isolée. Le nombre de participants ne peut faire illusion. Sur le spectre qui va des députés frondeurs aux zadistes, en passant par les syndicalistes de SUD et les partisans de la décroissance, on se demande quelle formation, seule, pourrait atteindre 5% des voix aux élections nationales. La coalition la plus large atteindrait-elle même 10% ? (…) Et quel est ce trouble à purger, ce traumatisme, sinon celui de réaliser que le peuple est à droite, très à droite même en ce moment, en France et dans le reste de l’Europe. L’idée de révolte globale contre le système libéral, capitaliste, occidental… n’a jamais paru aussi étrangère aux classes populaires. Même en France où les réformes libérales du gouvernement ont érodé sa base sociale, la mobilisation générale n’est pas à l’ordre du jour.
Par défaut, les masses ne se rebellant pas, cette gauche veut croire à l’« intersectionnalité des luttes », ce substitut postmoderne au vieux front de classes. Or elle découvre la terrible singularité des causes. C’est le second trouble à purger dans ces rassemblements : les questions sont devenues trop complexes pour le logiciel de la gauche radicale. La décroissance ne fera pas l’affaire des travailleurs peu qualifiés. Les ouvriers n’ont pas de sympathie pour les filles voilées et les hommes en tenue salafiste. La déchéance de nationalité qui heurtait à juste titre la gauche radicale, le peuple la souhaitait – fait désolant mais attesté par la série de sondages sortis ces derniers mois. Les immigrés qu’on voudrait régulariser en masse ne sont pas féministes, et souvent le mouvement LGBT les révulsent. Les jeunes du XIème arrondissement n’ont pas grand-chose en commun avec les jeunes de banlieue, et d’ailleurs c’est en banlieue que sont recrutés les quelques fanatiques qui tirent sur les premiers. A cette radicalité qui veut déconstruire les identités de genre et rappeler la nation à sa dette coloniale, le peuple répond par une crispation identitaire à fonds xénophobe.
Car au fond :
Écartelée entre une identité ouvrière, populaire, de plus en plus lointaine, une frappante conversion à un gauchisme culturel apôtre de la libération des aspirations individuelles, qui ne parle qu’à ceux qui ont les moyens de les réaliser, et une indécision criante sur ce que l’on doit conserver de l’État-Nation, la Gauche radicale a aujourd’hui des allures de spectre informe. Elle ne touche plus qu’un maigre public d’urbains, diplômés, travailleurs du service public. Faute d’une révision radicale de ses options idéologiques, on ne la visitera bientôt plus que dans les ossuaires du défunt XXème siècle.
Thierry Blin
Quant à l’extrême droite…
C’est souvent pire, et j’irai vite tant il n’y a rien à sauver. Quand elle ne s’appuie pas sur une conception racialiste du peuple (le peuple français, ce sont les Blancs), elle lui substitue une vision monoculturelle extrêmement étroite : le peuple, ce sont les catholiques patriotes qui mangent du porc et chantent la Marseillaise…
Conclusion : le peuple est mort, vive le Peuple !
Il n’y a qu’une seule bonne définition du peuple, une définition qui ne soit pas populiste : c’est que le Peuple, c’est la Nation. Au demeurant, c’est la seule définition étymologique : peuple vient du latin populus qui désigne les citoyens, hommes libres ayant dans la constitution romaine le droit de vote, de propriété, à une défense en cas de procès, entre autres. Senatus PopulusQue Romanus, n’est-ce pas ? Le Peuple français, c’est l’ensemble des individus ayant la citoyenneté française, ni plus, ni moins. Cette définition est précise, claire et opératoire. Toutes les autres interprétations ne sont que points de vue subjectifs ou manipulations factieuses.
Il n’existe pas de race française. La France est une nation, c’est-à-dire une œuvre humaine, une création de l’homme; notre peuple (…) est composé d’autant d’éléments divers qu’un poème ou une symphonie.
Georges Bernanos
II. Défendre la démocratie représentative
Democratie = pouvoir du peuple, a-t-on dit. Puisque le Peuple n’est rien d’autre que la Nation, reste à connaître comment, en démocratie, le Peuple peut avoir le pouvoir. Doit-on revenir à des formes de démocratie plus directes ? Que penser des référendums ? Comment le Peuple peut-il avoir le pouvoir ? Je défendrai vigoureusement la démocratie représentative, en quatre actes.
La démocratie directe, extrêmement limitée
C’est l’origine de la démocratie : les citoyens athéniens se réunissent sur l’Agora et forment l’Ecclesia (l’Assemblée des citoyens) qui vote et prend directement des décisions. On sait fort bien quelles sont les limites de ce type de démocratie : la démocratie athénienne concernait moins de 10% de la ville puisque les femmes, les esclaves et les étrangers étaient exclus, ce qui laissait environ 40 000 citoyens, hommes libres appartenant à une famille athénienne et inscrite dans un dème, sur environ 500 000 Athéniens. Malgré cela, seuls 6000 citoyens pouvaient effectivement siéger ; l’absentéisme était fréquent (il est d’ailleurs dénoncé par Aristophane) puisque ceux qui ne vivaient pas à Athènes ou ne pouvaient pas se permettre de perdent une journée de travail ne venaient pas, si bien qu’on instaurera le misthos, une rémunération, pour inciter les plus pauvres à venir siéger. Après Athènes, les expériences de démocratie directe ont été nombreuses dans l’Histoire, mais toutes ont échouées sur les mêmes problèmes. J’en vois principalement deux :
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Impossibilité matérielle de rassemblement : la démocratie directe peut avoir un impact dans une petite ville, mais au-delà d’une certaine échelle, elle doit être aménagée ou bien elle n’a plus aucune légitimité. Dans un grand pays, tous les citoyens ont une part à la souveraineté ; or, on ne peut pas rassembler plusieurs millions de personnes en un même lieu ! Soit aucune règle n’est mise en place, mais alors ne participent et ne votent que les plus disponibles, les plus impliqués, les plus politisés, ce qui paradoxalement signifie que la démocratie directe dérive vers une démocratie élitiste ; soit des règles sont mises en place, mais alors ce mode de sélection des personnes habilitées à venir et décider revient à choisir des représentants : quand bien même la sélection se ferait sur le hasard, ce n’est plus réellement une démocratie directe ;
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Inefficacité. Du fait de la lenteur des débats et des procédures (tout le monde peut participer et prendre la parole a priori), la démocratie directe ne peut pas gouverner, elle est inapte à décider dans l’urgence. Même la démocratie athénienne avait un gouvernement exécutif ! Parmi d’autres, le mouvement NuitDebout est emblématique. Pris dans son propre piège de l’ultrahorizontalité, il en fut réduit à discuter des heures sur la procédure de vote destinée à avaliser le vote sur la procédure de vote…pour au final recréer des procédures décisionnelles aussi normés que celles de la Vème République. Quelle farce que ces individus qui, après avoir craché sur les Institutions de la République, finissent par les reproduire d’une autre manière, jusqu’à en reprendre le vocabulaire, mais en moins bien : commissions et sous-commissions, procédures de vote, règles des débats, amendements, avis motivé, groupe de travail, etc.
La question de l’efficacité de la démocratie directe va plus loin : elle butte sur la compétence des décideurs. Dès que la complexité des questions à traiter s’élève, la démocratie est vouée à faire appel à des experts ou à faire n’importe quoi. L’efficacité ou plus précisément la pertinence des décisions n’est pas une question qu’on peut ignorer quand l’institution démocratique s’insère dans un monde complexe, avec des décisions sur des sujets complexes, et des objectifs établis. Si la démocratie se fichait d’être efficace, elle serait une mascarade : on débat, on décide, mais rien n’est appliqué, rien n’est opératoire puisque rien n’est fait sérieusement. Or, rappelons que dans une démocratie directe, n’importe quel citoyen a le droit de décider. Pour reprendre l’exemple de NuitDebout, il est risible de voir des individus sans formation établie en droit ou en économie prétendre “réécrire la Constitution” ou “réinventer le système monétaire”. Ont-ils deux ronds d’humilité et deux sous de bon sens pour penser refaire en quelques heures ce que des milliers d’autres, cent fois mieux armés, ont déjà fait cent fois, cent ans avant eux ?
Nous sommes le fruit de tant d’Histoire, de tant d’écrits, de tant de décisions sur lesquelles nous n’avons pas eu prise ! Pourtant, nous sommes souvent dans un perpétuel recommencement intellectuel, refaisant les débats de nos aînés dans des termes identiques, apportant des réponses partielles à des questions que d’autres avant nous ont abordés plus complètement.
Certains peuvent se réjouir que n’importe quel citoyen se réapproprie des questions essentielles plutôt que de les laisser à des « technocrates », et verront, j’imagine, quelque chose comme du « mépris de classe » dans mes propos. Mais se réapproprier est une chose, décider soi-même en est une autre. La réalité, c’est qu’une démocratie directe sans expertise est une démocratie incapable d’être opératoire : en l’absence d’une réflexion approfondie, les décisions ont beaucoup de chances d’être mal calibrées, pour ne pas dire fantaisistes, donc inapplicables, ou produire l’effet inverse de l’effet recherché. Le monde étant (extrêmement) complexe, la démocratie ne peut donc pas se passer d’un mode de sélection des décideurs destiné à filtrer les prétendants sur la base de leur légitimité… et de leurs compétences.
La Suisse, pas vraiment un modèle
On me rétorquera qu’il existe des expériences de démocratie directe réussies à l’échelle d’un pays, à commencer par la Suisse. La Suisse, parlons-en ! Pour commencer ce n’est pas réellement une démocratie directe mais plutôt semi-directe : les instances démocratiques suisses sont des instances représentatives identiques aux grands pays européens, c’est-à-dire un gouvernement exécutif et deux Parlements (Conseil national et Conseil des Etats). Mais la Suisse y ajoute la possibilité pour le corps électoral (à l’initiative de 100 000 citoyens au moins) de proposer des modifications Constitutionnelles ou législatives par la voie référendaire. Autrement dit, le référendum suisse est un super-référendum, avec plus de pouvoirs. Ce système fonctionne parce que la Suisse est un petit pays de 8 millions d’habitants pour 5 millions d’électeurs, ce qui revient à une expérience de démocratie directe à l’échelle de Paris, pas de la France ; qui plus est la Suisse est un pays fédéral, élément essentiel de sa démocratie, ce que ne sera jamais la France compte tenu de son histoire et de sa culture jacobine. Le système politique suisse est le fruit de son histoire spécifique est n’est certainement pas exportable ailleurs, en tous cas en l’état. Enfin, le système suisse n’échappe pas à ses limites : abstention forte (plus de 55% en moyenne) aux votations du fait de la multiplication des scrutins sur des sujets parfois déjà traités (plus de trois par an en moyenne), affaiblissement du gouvernement qui doit en permanence répondre à des initiatives populaires, etc. Seuls deux (petits) cantons suisses, de respectivement 15 000 et 40 000 habitants, ont réellement conservé la démocratie directe via les Landsgemeinde, des assemblées populaires qui procèdent à l’élection du gouvernement du Canton. Ailleurs, elles ne sont plus beaucoup utilisées : les Landsgemeinde durent des heures et le vote se fait à main levée, ce qui rend possible toutes les dérives de l’ochlocratie : tyrannie de la majorité, manipulation des foules, pression indirecte, etc.
L’illusion référendaire
L’exemple Suisse devrait aussi nous inciter à rester prudent sur l’usage des référendums. Théoriquement les référendums ne rentrent pas réellement dans le cadre de la démocratie directe, car dans la plupart des pays démocratiques les référendums ne sont pas constitutionnellement contraignants (sauf en Suisse, donc). En pratique, il le sont politiquement. L’exemple du Brexit est parlant : en théorie, rien n’oblige les dirigeants britanniques à quitter l’UE, le référendum étant une simple consultation du Peuple. En pratique, personne ne comprendrait qu’ils ne le fassent pas, ce serait perçu comme une trahison des 52% d’électeurs ayant voté pour le leave. Une fois qu’on a voté, on a voté. Un usage permanent du référendum se rapprocherait donc de l’esprit d’une démocratie directe. N’est-ce pas plus légitime, plus idéal ?
Eh bien, non. Bien sûr, nul ne conteste que les référendums constituent un moyen utile de faire appel au Peuple. Mais il y a un bon et un mauvais usage des référendums. Jean-Pierre Denis a, je crois, dit l’essentiel dans un récent éditorial, où il affirme que les référendums sont “la forme la plus primaire de la démocratie”. Un référendum ne peut se tenir que pour une question simple, fermée, à laquelle on peut répondre par oui ou non. Ce sont de fait des machines à produire des divisions et du clivage : il y a forcément “le camp du oui” et “le camp du non”, et les campagnes référendaires sont presque toujours les plus violentes, les plus caricaturales, les plus sujettes à l’outrance, celles qui divisent le plus les citoyens. La campagne britannique n’y a pas fait exception, ayant charrié son lot d’arguments fallacieux, d’invectives, d’attaques ad hominem pour finir dans le sommet macabre de l’assassinat de la député Jo Cox. De plus, il est impossible de discuter des termes du référendum :
Dans un référendum, les termes du choix sont fixés dès le départ de la procédure. La délibération collective est limitée aux options préalablement déterminées.(…) ceux qui formulent la question jouissent d’un pouvoir radicalement inégal au pouvoir de ceux qui la discutent puisque ceux-ci ne peuvent changer les termes fixés par ceux-là. Or il est connu que la formulation d’une question influence puissamment la réponse qui lui apportée. Le référendum étend, certes, à l’ensemble des citoyens la délibération collective, mais celle-ci est nécessairement moins approfondie que ne l’est une discussion d’assemblée. Il y a là un défaut majeur, si l’on considère, comme il est raisonnable, que la qualité de la délibération conditionne la qualité de la décision qui en résulte.
Soyons clairs : il y a très peu de questions dans les sociétés démocratiques contemporaines que l’on peut trancher aussi simplement que par un référendum. Je peux être favorable à tel aspect de l’Union Européenne, et pas à tel autre. Approuver tel disposition d’une loi, et pas telle autre. Les référendums obligent à se positionner d’une façon binaire qui convient fort mal à la gouvernance d’une société complexe. Les britanniques ont voté leave mais maintenant veulent négocier avec l’UE pour ne garder de celle-ci que ce qui les arrange… ce qui est assez éloigné de l’esprit même du vote leave, consistant à larguer les amarres sans retour. Que dire d’ailleurs de la légitimité des résultats d’un référendum quand un camp l’emporte avec une majorité aussi serrée que 52% ? La règle de la majorité simple est inévitable, mais produit l’illusion que « le peuple tranche » alors qu’un individu sur deux est écarté, les référendums étant très rarement adoptés à un majorité large et incontestable. Et ce alors même qu’un référendum est une consultation quasi-définitive ! Autant une loi faite par un Parlement peut être défaite par un autre Parlement sans heurts, autant faire revoter le Peuple sur une même question est intenable politiquement. Comme le dit le texte écrit par Elie Cohen, lors d’un référendum il n’y a pas de seconde lecture.
Par ailleurs :
L’expérience montre que nombre de citoyens votent dans un référendum pour des raisons étrangères à la question posée (pour exprimer un mécontentement à l’égard du gouvernement en place, par exemple) et ne se préoccupent vraiment de cette question qu’une fois les résultats connus. (…) Plus le référendum concerne une question générale qui ne renvoie pas à quelque chose de concret et de connu pour l’électeur et plus ce dernier est susceptible de ne pas répondre à la question posée.
Elie Cohen, ibid.
Cela rend l’usage du référendum pertinent pour des questions locales uniquement (comme NDDL à Nantes), ou à la rigueur des référendums d’autodétermination. Mais croire qu’on peut en faire un usage régulier est une illusion qui traduit comme le dit Jean-Pierre Denis un pouvoir faible, qui au lieu d’assumer le mandat que ses électeurs lui ont donné, se défausse sur la croyance que la question peut être tranchée par le recours à une consultation populaire.
Des pouvoirs faibles choisissent de se défausser. Incapables d’assumer, d’écouter ou d’expliquer, enfermés dans leurs calculs boutiquiers, ils en appellent à l’opinion au lieu d’endosser les responsabilités que les citoyens leur ont confiées. Le recours au peuple est devenu une forme de mépris du peuple. Pour ceux qui demeurent attachés aux vertus publiques, là est la défaite. La crise que traversent depuis quelques jours les travaillistes comme les conservateurs le prouve : le référendum n’a pas retrempé la politique britannique, il l’a fait exploser. Uni, le royaume l’est moins que jamais.
Jean Pierre Denis
Enfin, le référendum aggrave l’illusion (déjà existante dans une démocratie représentative) que le Peuple ferait forcément le bon choix ou, pour le dire autrement, que le choix de la majorité est forcément le bon. Évidemment, les exemples historiques qui contredisent cela sont légion. Il y a près de deux siècles Alexis de Tocqueville mettait déjà en garde contre la tyrannie de la majorité. Les référendums en Suisse facilitent le repli culturel de cette société, avec comme exemple l’interdiction des minarets en 2009. Est-il besoin de rappeler qu’Hitler (comme Mussolini) bénéficiât longtemps d’un large soutien populaire, que Pinochet fut accueilli en héros à son retour de Londres en 2000 et qu’en mars 2012, des russes défilèrent dans les rues de Moscou avec des portraits de Staline ? Faut-il se souvenir que c’est la chambre du Front Populaire qui vota les pleins pouvoirs à Pétain, le 10 juin 1940 ? Doit-on rappeler que Mitterrand imposa l’abolition de la peine de mort contre l’opinion majoritaire de la société française de l’époque ? Faut-il reparler de la montée des nationalismes dans toute l’Europe depuis cinq ans ? Pendant longtemps, la majorité pensa que la Terre était plate et la quasi-totalité des médecins du XIXème siècle considéraient que la masturbation était une pathologie qu’il fallait traiter.
En clair, la majorité n’a jamais rien garanti quant à la justesse des choix faits. Et croire qu’on peut fonder un système politique entièrement sur l’usage de référendums tranchés « à la majorité » est une ineptie. Dire cela, ce n’est pas faire preuve de je ne sais quel « mépris de classe » voire « mépris du peuple » comme le prétendent justement les populistes. Les grandes démocraties ont inventé des systèmes complexes de filtres, de check and balances, de sélection des gouvernants, de vérification de la Constitutionnalité des lois, de bicaméralisme (toutes choses dont les populistes aimeraient se débarrasser). Ce n’est pas parfait, mais ce n’est pas pour rien. Ces systèmes doivent éviter que la démocratie soit gouvernée par les passions populaires. Les référendums peuvent être utiles dans certaines circonstances ; ils ne sont pas la panacée.
La démocratie ne consiste pas à donner le pouvoir au peuple
On croit naïvement que les démocraties consistent à donner le pouvoir effectif au peuple. C’est une illusion : aucune démocratie n’a jamais fait cela. En démocratie, le peuple n’a jamais le pouvoir effectif.
La première chose que l’on peut faire, c’est regarder l’histoire politique des pays démocratiques dans son ensemble. Que constate-t-on ? Que ce sont les minorités actives qui font l’Histoire politique, pas le Peuple. Il y a là une vérité historique intuitivement évidente que des milliers d’exemples pourraient illustrer. Les Révolutions, les grandes batailles, les coups d’Etat, les déclarations de guerre, les lois majeures…. rien de tout cela n’a jamais été fait par “le Peuple”, c’est-à-dire l’ensemble de la population, ni même la majorité de la population. Il y a toujours des politiques, des généraux, des lettrés, ou tout simplement des personnes charismatiques qui, à un moment ou à un autre, seul ou à plusieurs, soit par leurs décisions, soit par leurs discours, soit par leurs actes, sont décisifs.
Dans une grève, il faut distinguer les grévistes et ceux qui les soutiennent. Le blocage est minoritaire, mais il peut bénéficier d’un plus large soutien de la population. De même lorsqu’il y a une grève, celle-ci n’est jamais votée au pourcentage du nombre de salariés, mais au nombre de présents à l’assemblée générale. La vision de la démocratie dans l’histoire du syndicalisme, c’est une démocratie directe des minorités actives. Les mouvements sociaux sont toujours faits, dans l’histoire, par des minorités. Ensuite, la question est de savoir si ces minorités ont le soutien de la population. Aujourd’hui, par exemple, les syndicats se sentent légitimes car la majorité de la population était opposée au passage de la loi par le recours à l’article 49.3. Irène Pereira, sociologue
Prenons l’exemple emblématique de la Révolution française. Au départ, ce n’est pas une révolution populaire, mais une révolte des classes moyennes contre la Noblesse. Dans l’Assemblé constituante de juin 1789 qui vote en août de la même année l’abolition des privilèges, il n’y a qu’un paysan alors que la population française est presque entièrement paysanne ! La grande majorité des Constituants au célèbre serment du jeu de paume sont des bourgeois (commerçants, hommes de loi, de lettres, industriels) auxquels s’ajoute quelques nobles libéraux et beaucoup de membres du bac-clergé, sensibles aux problèmes du Tiers-Etat. La déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, votée fin août, est un texte plutôt libéral, centré sur les droits individuels et influencée par la Révolution américaine. Les Constituants ne voulaient pas mettre fin à la monarchie : ce qu’ils voulaient, c’était une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais, c’est-à-dire la fin de la monarchie absolue. La Constitution de 1791, première constitution écrite en France, est très claire sur ce point : le gouvernement est monarchique et c’est le roi qui exerce le pouvoir exécutif (article 4). Ce faisant, ils agissaient selon l’état d’esprit de la majorité des Français qui étaient encore très attachés à Louis XVI. Mais la situation finit par évoluer, aboutissant le 10 août 1792 au renversement de la monarchie par les sans-culottes (prise du palais des Tuileries) et à la fin de la monarchie constitutionnelle. Cette deuxième révolution est-elle plus populaire que la première ? Il est certain que la duplicité de Louis XVI et la menace prussienne avaient finit par excéder la grande majorité du peuple parisien qui ne voulait plus de monarchie, et qui voulait du pain. Il n’en demeure pas moins que ceux qui vont réellement agir et prendre ensuite les rênes du pouvoir seront quelques Révolutionnaires plus incisifs, plus malins et mieux placés que les autres à ce moment de l’Histoire ; ce sont eux qui, sur le thème de “La Patrie en danger”, contiendront l’ennemi prussien puis mettront en place la Terreur en dirigeant la France via le Comité de Salut Public : Robespierre, Danton, St-Just, etc.
Si je prenais des exemples plus récents, par exemple les révolutions arabes à partir de 2011, j’aboutirais au même résultat. Bien des dirigeants arabes ont quitté le pouvoir suite à des manifestations monstres en Tunisie, en Egypte, en Lybie ? Certes. La grande majorité de la population arabe de ces pays n’en pouvait plus de vivre dans un pays gangrené par le chômage, la corruption, la misère, le contrôle des médias ? Sans aucun doute. Il n’en demeure pas moins qu’ici comme ailleurs, les renversements décisifs ont été opéré par une minorité active, que ce soit les manifestants les plus assidus et les plus persuasifs sur la place Tahrir, ceux qui ont su rallier l’armée, ceux qui ont pris la tête des gouvernements de transition, ceux qui ont rédigé une nouvelle Constitution, ceux qui ont gagné les élections suivantes, sans parler de ceux qui ont allumé l’étincelle dans le magasin de poudre (Mohamed Bouazizi en Tunisie).
Le Caire, Place Tahrir, 4 février 2011
Le Peuple n’a jamais fait l’Histoire, et il est facile de l’expliquer. D’abord, tout le monde n’a pas les épaules pour prendre des responsabilités politiques majeures, et encore moins conduire une Révolution. En fait, très peu de gens ont les épaules. L’immense majorité des individus recherchent avant tout la sécurité de leur famille et de leurs biens, la stabilité économique, l’ordre, la prospérité. Ce qui est naturel ! Bien sûr, ils veulent aussi pouvoir vivre leur religion librement et exprimer leurs opinions. Cela signifie qu’ils s’intéressent à la politique, mais de loin, indirectement : seule une minorité fait de la politique une réflexion permanente, ou plus : un engagement concret. Ce sont des gens qui ont le temps, pour commencer. Et l’envie. Et les ressources cognitives pour s’y intéresser activement. Si l’abstention est aussi ancienne qu’Aristophane et indifférente au régime politique, qui peut croire que ce serait différent aujourd’hui ? Quant aux Révolutions, ce sont toujours des moments incertains, violents, instables où l’on ne sait pas qui va prendre le pouvoir à la fin. Ce sont des périodes (temporaires) d’anarchie, où l’on sacrifie beaucoup de stabilité et de prospérité pour gagner plus de liberté et de prospérité à la fin. Peu de gens sont prêts à prendre le risque. Peu de gens ont le charisme pour mener les foules. Nous sommes averses au risque : les gens qui acceptent de s’impliquer personnellement (je ne dis pas de soutenir indirectement, mais bien d’agir soi-même), de risquer quelque chose de certain pour gagner quelque chose d’incertain, même ardemment désiré, ne sont pas si nombreux. J’irais même jusqu’à dire que la plupart des gens n’aiment pas spontanément manifester. C’est une démarche active d’engagement politique qui nécessite un minimum de temps, de disponibilité, d’implication, d’extraversion. Le commun des mortels ignore ou craint tout cela. Comment se fait-il que malgré tout, des pays connaissent, une ou deux fois dans leur Histoire, des Révolutions ? Précisément parce qu’il y a des minorités actives qui agissent avec le mandat implicite du Peuple ; cela se produit lorsque la situation est critique sur le plan économique, lorsque le pouvoir en place n’a plus aucune crédibilité. Il ne peut y avoir de Révolution si le Peuple n’approuve pas, s’il estime la situation acceptable ; mais il y en a encore moins sans minorités actives.
Ce qui est vrai des Révolutions est plus vrai encore des décisions courantes. Personne n’a les capacités cognitives, les ressources financières ou le temps nécessaire pour s’impliquer personnellement, même indirectement, dans chacune des décisions importantes qui concernent son pays (ou sa région, ou son département…). Comment, moi, simple citoyen, serais-je amené à me prononcer sur des questions aussi complexes que les traités juridiques européens, le niveau le plus acceptable de taux d’intérêt nominal ou la position à adopter à l’égard du nucléaire iranien ? Dois-je me prononcer sur le salaire des fonctionnaires, la structure des collectivités locales ou la comptabilité de la Sécurité sociale ? Je n’en ai foutrement aucune idée. La démocratie ne peut pas consister à donner directement le pouvoir au peuple, parce que le Peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens compris comme un tout, n’a ni les capacités, ni l’envie d’exercer le pouvoir. Manque de temps, de compétences, d’intérêt, les raisons légitimes pour expliquer cela ne manquent pas. J’insiste : la limite n’est pas sociologique, comme s’il suffisait d’un peu plus d’éducation, que chacun ait un doctorat en diverses spécialités pour prétendre évaluer toutes les décisions en expert (on tomberait alors dans le mépris de classe) ; la limite est purement matérielle (ie. physique, cognitive, temporelle) et concerne tout le monde, du plus humble maçon au dernier Prix Nobel. Le Peuple ne peut pas décider lui-même, parce qu’aucun membre du Peuple ne le peut à lui tout seul. Il est impossible de faire autrement que de déléguer.
Conclusion
Une démocratie ne peut pas consister en un exercice direct du pouvoir par le Peuple. Cela ne tient ni théoriquement, ni empiriquement. La seule question qu’une démocratie doit se poser, si elle veut rester une démocratie, est la suivante : comment peut-il exercer le pouvoir de façon indirecte ? c’est-à-dire : comment le Peuple peut-il manifester sa volonté ? On ne demande pas au Peuple de faire lui-même l’Histoire politique de son pays directement ; mais il doit l’approuver. A la fin, c’est toujours le Peuple qui décide qui gouverne. Ce n’est pas le Peuple qui fait une Révolution, mais une Révolution ne peut pas se faire sans le Peuple. Le fait est établi que le Peuple doit passer par des représentants, et la première et la plus importante des décisions du Peuple, c’est la sélection des personnes appelées à représenter le Peuple, en exerçant des responsabilités politiques. C’est le vote : déléguer, oui, mais à qui ?
En défendant les démocraties représentatives contre les populismes, je n’ai pas oublié les défauts de ces dernières, ni pensé qu’il n’y a avait rien à changer. Ce n’était simplement pas le but de mon article. Les populismes passent déjà assez de temps à nous rappeler ce que nous savons déjà. L’élection de représentants implique la naissance d’une classe de politiciens professionnels qui à tendance à se transformer en oligarchie sclérosée, vivant en vase clos. C’est là un problème majeur mais que l’on peut résoudre en grande partie par diverses mesures de renouvèlement des élites touchant au non cumul des mandats dans le temps et dans l’espace. Le tirage au sort de certains responsables sur la base d’une liste de volontaires est une idée qui mérite examen. Cela dépend aussi de la Tradition politique de chaque pays : la culture du winner américaine a des défauts mais en politique, elle empêche les perdants aux présidentielles de se représenter ; alors qu’en France, un candidat (en l’occurrence une candidate, Arlette Laguiller) peut se présenter cinq fois à la présidentielle, faire moins de 5% à chaque fois, et continuer de s’y présenter. Et l’on a de bonnes chances de retrouver comme Président en 2017 Alain Juppé, qui était déjà ministre en 1986….
Au-delà de cette question, la démocratie représentative ne peut pas se passer d’une réflexion sur la sélection des gouvernants, la corruption des décideurs, la transparence des débats, etc. Mais toutes ces questions ne sont pas insolubles : les partis ne sont pas parfaits, mais la mise en place un peu partout de primaires ouvertes améliore l’implication du Peuple dans la sélection des dirigeants ; la corruption existe, mais la règlementation des lobbys faits des progrès ; les élections ne sont pas parfaites, et les médias pas impartiaux (bien que je pense que l’idée d’une manipulation par les médias est bidon), mais il existe des règles pour la publicité des candidats en période électorale, et il y a un CSA dont c’est le rôle. On peut reconnaître le vote blanc, encadrer davantage l’usage du 49-3, peut être aller davantage vers un système parlementaire ? On peut améliorer nos modes de scrutin, prendre en compte le vote blanc ou installer une sélection plus fine des décideurs ( vote à points ?) même si je pense que le mode à deux tours français est plus intéressant que le mode à un tour américain, qui empêche l’émergence de partis ou d’idées minoritaires, non-directement opératoires ou transformables en une proposition de gouvernance politique. On peut encore réduire les possibilités pour le gouvernement de faire des propositions de loi, pour diminuer ce paradoxe que le gouvernement exécutif est responsable de 70% de l’initiative législative, ce qui lui donne un pouvoir trop important. Mises bout à bout, de telles réformes (par ailleurs faciles à mettre en œuvre) amélioreraient sensiblement notre démocratie, surtout la dernière d’entre elles, sans pour autant s’inscrire dans une logique populiste de démocratie à base de référendums et de mandats impératifs (chose que je conteste).
Et puis, naturellement, la démocratie ne va pas sans respect des droits naturels élémentaires, contre-pouvoirs essentiels aux dérives des gouvernements : liberté d’expression, de débat, d’association, de religion. Le vote est la façon la meilleure de manifester la volonté du Peuple et de contrôler ses dirigeants puisque il s’agit de la façon la plus institutionnelle, la plus légale, la plus sûre, donc la plus légitime. Mais le vote n’interdit pas d’autres moyens d’expressions. Je reprends cette citation de Pierre-Mendès France : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement son bulletin dans l’urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus, puis se désintéresser, s’abstenir, se taire, pendant cinq ou sept ans. (…) La démocratie n’est efficace que si elle existe partout en tout temps. Le citoyen est un homme qui ne laisse pas aux autres le soin de décider de son sort commun. Il n’y a pas de démocratie si le peuple n’est pas composé de véritables citoyens, agissant constamment en tant que tels. »
A part voter, un citoyen digne de ce nom peut s’intéresser aux débats de son époque, aux lois proposées par son gouvernement, écrire à son député, manifester son opinion publiquement (qu’elle soit religieuse, politique, philosophique), s’engager dans une association, etc. La démocratie représentative n’est pas parfaite, c’est vrai, mais elle offre tout de même de nombreux espaces d’expression au quidam. Elle offre même le droit de dire n’importe quoi, un espace d’expression pour la médiocrité. Notamment celle des populistes.
La démocratie, c’est la concurrence des démagogies ! Immense progrès quand même par rapport au monopole de la démagogie qu’incarnait le totalitarisme. Quand la démagogie est tempérée par la concurrence, elle ouvre des espaces où on peut apercevoir un peu de réalité. Marcel Gauchet